Imaginez que vous déteniez un emploi qui soit la seule source de revenu de votre famille. Pour 2,10$ par jour, vous devez cueillir des dizaines de kilos de feuilles de thé pour une grande compagnie de thé dans la région d’Assam, en Inde. Les heures de travail sont longues et la charge est lourde.
Selon la loi indienne, votre employeur doit fournir à votre famille et vous-même un logement, des services médicaux, un accès à l’eau potable, à des sanitaires fonctionnels pour femmes et pour hommes. Dans les faits, les sanitaires débordent et vous devez faire vos besoins en dessous des buissons dont vous arracherez ensuite les feuilles. Votre accès à l’eau est restreint et, lorsque vous y avez accès, elle n’est pas potable, ce qui vous causera des problèmes neurologiques et abdominaux.
Si vous êtes une femme, vous avez deux fois plus de chances de mourir en couches que les autres femmes indiennes. Vous savez que votre enfant travaillera lui aussi dans les plantations de thé et qu’il souffrira des mêmes maux. Qu’il risque de mourir à cause de sa surexposition aux pesticides ou aux maladies liées à la malnutrition comme d’autres avant lui.
Surtout, vous savez que l’amélioration de vos conditions de vie et de travail dépend de la compagnie de thé qui vous emploie.
Une crise sans fin
Malgré les mobilisations et le travail effectué depuis des années par les défenseurs des droits de ces employés, difficile d’obtenir un changement de comportement de la part de leurs employeurs.
Quand j’ai demandé à Jayshree Satpute, co-fondatrice et directrice de l’ONG indienne Nazdeek, quelles sont les difficultés auxquelles doivent actuellement faire face les travailleurs dans les plantations de thé, elle répond qu’il lui faudrait trois heures pour en parler. « Les conditions de travail et de vie des employés dans les plantations sont toujours très mauvaises. Ils n’ont pas accès aux soins de santé prévus par la loi, à une alimentation décente, leur salaire est toujours en-dessous du salaire minimum indien… En résumé, leurs droits fondamentaux sont bafoués. »
De son côté, Wilfred Topno, secrétaire de l’ONG indienne People’s Action for Development, déplore que les exigences de rendement des compagnies de thé soient toujours trop hautes. Il vise particulièrement l’Amalgamated Plantations Private Limited, une des compagnies de thé les plus importantes du pays qui compte 155 000 employés.
« Les employés travaillent trop et leur charge de travail est constamment revue à la hausse, » il m’a dit. « Par exemple, il y a peu, chaque employé devait cueillir 21 kilos de feuilles de thé par jour. Aujourd’hui, il leurs est demandé d’en cueillir quotidiennement 24 kilos. Parce que leur charge de travail est trop lourde, les employés ne sont plus capables d’atteindre les objectifs fixés par les compagnies. S’ils ne complètent pas leurs objectifs de rendement, ils ne sont pas payés. Donc pour les atteindre, ils sont obligés de faire travailler leurs enfants dans les plantations. On demande donc aux compagnies de thé d’Assam, dont l’APPL, de revoir leurs exigences de rendement à la baisse. »
Pour Jayshree Satpute, l’APPL pose particulièrement problème: « L’APPL est une compagnie leader dans le domaine du thé, n’est-ce pas ? Donc ils ont aussi la responsabilité d’être des leaders en ce qui concerne le respect des droits humains. Ils ont le devoir de montrer l’exemple aux autres compagnies. Aussi, ils se sont engagés auprès de la Banque mondiale à améliorer les conditions de vie et de travail de leurs employés, ils doivent respecter cet engagement. »
Les promesses non-tenues de l’IFC
Lorsqu’en 2008, la Banque mondiale choisit de commencer un partenariat avec l’APPL, c’était dans le but de contribuer à la réduction du taux de pauvreté en Inde. Ce partenariat semblait alors être des plus prometteurs puisque l’APPL est l’une des compagnies de thé les plus importantes en Inde. Ainsi, en investissant dans la compagnie, la Banque mondiale se donnait la possibilité d’améliorer les conditions de travail et de vie de 31 000 employés ainsi que de leurs familles.
Pour ce faire, l’institution de la Banque mondiale qui est spécialisée dans le secteur privé, la Société financière internationale (IFC), acheta 19,9% des parts de l’APPL qu’elle redistribua ensuite à ses employés. Ceux-ci devinrent des shareholders de l’entreprise, ce qui veut dire qu’ils avaient désormais un mot à dire sur l’ensemble des décisions prises par la compagnie, incluant sur le salaire gagné par les employés par exemple. A plus long terme, ce projet devait donner un plus grand pouvoir de décision aux employés qui leur permettrait d’améliorer eux-mêmes leurs conditions de vie et de travail.
Cependant, en 2016, un rapport publié par l’Office of the Compliance Advisor Ombudsman (CAO) de l’IFC dressa un bilan très négatif de ce partenariat. (Le CAO de l’IFC est un organe de surveillance qui a pour mission de recevoir les plaintes des populations affectées par les projets recevant l’appui de IFC.) Parmi les reproches majeurs adressés à l’IFC, le fait que l’agence ait manqué à son devoir de supervision du partenaire est fréquemment mentionné. Le rapport juge l’examen préalable au démarrage du partenariat comme ayant été beaucoup trop superficiel. Comment s’assurer de l’efficacité d’un tel projet lorsqu’il n’y a pas eu d’évaluations des conditions de travail et de vie des employés au préalable ?
Une fois le projet lancé, l’IFC avait pour obligation de suivre et d’évaluer régulièrement les performances du partenaire à travers l’amélioration de la situation des travailleurs dans les plantations de thé. Parce que l’IFC n’effectua pas de véritable suivi, elle ne prit pas en compte les plaintes déposées par des ONGs militant pour les droits des travailleurs contre l’APPL. Pire encore, jusqu’en 2014, l’institution ne prit pas la peine de veiller à ce que l’APPL respecte bien la loi indienne relative à la prise en charge des besoins de base de ses employées et employés.
Ces négligences permirent à l’APPL de continuer à sous-payer ses employés, d’ignorer les plaintes l’accusant d’encourager le travail des enfants sur ses plantations ou encore de déroger à toutes les exigences de l’IFC entourant l’usage des pesticides. Par exemple, alors que du matériel de protection doit systématiquement être fourni aux employés qui s’exposent aux pesticides, de nombreux documents ont prouvé que ce matériel a seulement été utilisé lorsque des visites des plantations étaient prévues.
« La Banque mondiale est responsable de cette situation car elle a échoué à s’assurer que les obligations de l’APPL étaient correctement remplies, » selon Wilfred Topno. « Par exemple, c’est le devoir de la Banque mondiale et de l’IFC de veiller à ce que le salaire des employés corresponde au salaire minimum indien. Même le gouvernement indien veut augmenter leurs salaires, ce sont les compagnies qui ne veulent pas. »
Que peut-on faire ?
Malgré l’absence de changement du côté des pratiques de l’APPL et de l’IFC, que les buveurs de thé se consolent: boire du thé peut devenir un moyen de protestation. Aujourd’hui, en tant que consommateurs, nous avons le pouvoir de changer les choses. Pour Jayshree Satpute et Wilfred Topno, parce que nous consommons les produits de l’APPL, nous avons plus que jamais la possibilité d’influencer ses gestionnaires et de leurs demander des comptes afin que les droits de leurs employées et employés soient enfin respectés.
L’appel lancé par l’ONG Nazdeek est très clair à ce sujet: « Au public canadien, nous voulons dire de ne pas boycotter le thé issu de ces plantations. Cela reviendrait à condamner les employés. En revanche, il est important d’interpeller l’APPL et de leurs demander de faire preuve de transparence sur la manière dont sont traités les employés, sur leurs salaires. »
Le site web d’APPL n’étant pas sécurisé, veuillez vous référer à la page Facebook d’Amalgamated Plantations Private Limited pour plus d’informations concernant la compagnie:
https://www.facebook.com/AmalgamatedPlantations/
Sources:
http://www.bbc.com/news/world-asia-india-37936349
http://accountabilitea.org/wp-content/uploads/2016/11/CAO-Investigation-Report-of-IFC-investment-in-APPL_EN.pdf
https://www.hrw.org/news/2017/11/06/world-bank-few-improvements-indias-tea-plantations
https://www.ethicaltrade.org/blog/life-dignity-long-overdue-assams-tea-workers
https://www.newsdeeply.com/womenandgirls/articles/2017/08/23/poisoned-cup-a-life-of-poverty-and-illness-for-tea-workers-in-assam
http://www.indiaresists.com/international-tea-day-must-think-tea-workers-verge-humanitarian-crisis/
Mathilde Messersi
Mathilde Messersi est une étudiante au baccalauréat en science politique à l’Université de Montréal qui se passionne pour les enjeux liés au développement durable et aux droits humains. Après son stage au sein de l’équipe de plaidoyer de CJS, elle graduera à l’Université de Tel Aviv où elle étudiera pendant un semestre. Par la suite, elle espère compléter son cursus scolaire par une maîtrise en gestion en contexte d’innovation sociale.