Sa renommée de terre d’asile pour les minorités sexuelles est à nuancer. Retour sur un mythe qui persiste.
Parmi les pays d’Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire est souvent perçue comme un havre de paix social et juridique vis-à-vis des minorités sexuelles. Pour Philippe Njaboué, conseiller psychosociale au sein de l’organisation Alternative Côte d’Ivoire depuis quatre ans, son travail de longue haleine est pour lui la preuve que le havre de paix ivoirien est illusoire.
«On dit que ça n’existe pas la violence, que c’est un eldorado — ça c’est faux», assure-t-il.
Déconstruire le mythe
Les associations qui luttent pour le droit des minorités sexuelles se comptent sur les doigts de la main en Côte d’Ivoire, et leur quotidien n’est pas toujours rose. En 2014, les locaux d’Alternative, situés à Abidjan, ont été saccagés par plusieurs riverains, et ce de manière préméditée et coordonnée.
«Aujourd’hui nous sommes en justice avec les riverains», indique M. Njaboué. Toutefois, deux ans après ce tragique évènement, «aucune action concrète n’est encore menée par la justice ivoirienne» comme l’indique le rapport de la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme.
La justice n’est pas la seule institution étatique lente à réagir face à ces actes haineux. Lors de l’attaque du siège de l’organisation, les forces de l’ordre avaient «rechigné à intervenir» bien que le commissariat le plus proche se situait à une dizaine de minutes. Ce sont l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) et le Centre de commandement des opérations (CCDO) qui ont par la suite sécuriser les locaux pendant deux mois.
La partie visible de l’iceberg
Le cas d’Alternative Côte d’Ivoire est-il insolite? «Aujourd’hui j’étais en mission dans des villes où nos activités se déroulent, et j’étais surpris d’entendre des homosexuels qui sont encore frappés ou insultés ou menacés. Par exemple, on m’a appris un cas à Bonoua en décembre, d’un jeune qui a été frappé et presque violé, car il était efféminé. En décembre 2015, il y a un jeune qui s’est suicidé, de 23 ans, car sa famille l’a rejeté» témoigne M. Njaboué.
Une fois de plus, il semble que le mythe s’effiloche.
Violences toujours présentes
En 2012, la situation était déjà dénoncée par un rapport alternatif préparé par six associations, dont Alternative Côte d’Ivoire, dénonçant «les violations des droits de l’homme sur la base de l’orientation sexuelle et identité de genre en la République de Côte d’Ivoire». Des comportements hostiles parfois tragiques et irréparables sont reportés. Ainsi, le rapport indique que deux homosexuels avaient été battus à mort par des jeunes.
Depuis, d’autres lynchages ont été enregistrés par les associations, et sur place il n’est pas rare d’avoir vent de ce genre d’incidents.
Vivre dans l’ombre
Les violences documentées par les associations seraient toutefois «très sous-estimées» nous apprend le rapport. La peur de se dévoiler en tant qu’homosexuel serait un frein important aux personnes victimes de violence qui souhaiteraient obtenir de l’aide. Elles peuvent faire face à du chantage ou à des répercussions négatives de la part de leur communauté.
Cette crainte de se dévoiler persiste toujours. «L’année dernière près d’Abidjan, il y a un jeune qui a été chassé de la communauté musulmane car soupçonné d’activités homosexuelles. Et il vit maintenant caché à Abidjan», raconte Philippe Njaboué.
L’année dernière, six jeunes de la communauté LGBT avaient été conviés à l’ambassade des États-Unis en Côte d’Ivoire pour rendre hommage aux victimes de la tuerie d’Orlando qui avait fait 50 morts et 53 blessés dans une boite de nuit gay de la ville. La photo de ces jeunes postée sur le site web de l’ambassade avec comme légende «membres de la communauté LGBTI» (LGBT et Intersexes, ndla) avait fait le tour des réseaux sociaux. Résultat: deux de ces jeunes avaient été victimes de violence par une foule hostile, et quatre d’entre eux ont dû quitter leur foyer sous la pression de pairs et de leur famille qui ignoraient jusque-là qu’ils étaient gays.
Afficher son orientation sexuelle reste donc encore risqué et dangereux à l’heure actuelle en Côte d’Ivoire.
Violence étatique
Malgré les violences, aucune condamnation pénale n’a encore été entreprise par la justice ivoirienne. De plus, le rapport alternatif de 2012 n’a pas initié les mesures espérées: «On avait fait plusieurs recommandations que l’État n’a pas prises en compte. Parce qu’ils se disent que ça ne sert à rien» indique M. Njaboué.
Toutefois, ce n’est pas seulement l’incapacité de l’État qui est mise en cause. «Les hommes en uniforme, policiers et gendarmes, ils vont faire des descentes par exemple sur les sites où les transsexuels ou travestis se prostituent, et ils les arrêtent» rapporte le conseiller psychosocial d’Alternative Côte d’Ivoire. Descentes, arrestations arbitraires, violences physiques en garde à vue, discriminations, accusations de prostitution envers les personnes efféminées ou travestis, telle est l’attitude des forces de l’ordre vis-à-vis des personnes LGBTQ rapportée par les associations.
En octobre 2016, c’est l’arrestation et l’emprisonnement pour homosexualité de deux amants à Sassandra, Yann, 31 ans, et Abdoul, 19 ans, qui a provoqué la stupeur et l’indignation des associations et des médias internationaux. C’était une première pour le pays qui n’a pas, rappelons-le, de loi explicite criminalisant l’homosexualité.
Un vide juridique?
Jean Marc Yao, consultant en droits humains au sein de la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme (LIDHO) et chargé des questions relatives au genre et aux minorités sexuelles nous apprend que, concernant les personnes LGBTQ en Côte d’Ivoire, on dit qu’il existe un vide juridique. Lui-même a pris part à la révision du Code Pénal ivoirien qui a duré plus de deux ans et a accepté de nous en dire plus sur le contexte juridique ivoirien. «Pour les personnes LGBT, le contexte juridique est vide » dit-il, « Il n’y a pas de lois claires qui les incriminent mais il n’y a pas aussi de lois claires qui les protègent en tant que population vulnérable».
Néanmoins, l’arrestation arbitraire de Sassandra vient nuancer le néant juridique qui entourerait les populations LGBTQ. En réalité, il existe un article qui pose encore problème: l’article 360. Héritage colonial, cette disposition pénale qui sanctionne l’outrage public à la pudeur provient du Code Pénal français imposé dès la fin du 19e siècle. Elle établit une discrimination entre un acte impudique hétérosexuel et un acte homosexuel, le dernier écopant d’une peine plus sévère. C’est ce même article qui a justifié l’arrestation du couple de Sassandra.
Un article controversé révisé
Sous pression des Nations-Unis, cet article a été modifié en juillet 2016 informe M. Yao: «C’est un projet auquel j’ai pris part en juillet, et je confirme qu’ils ont enlevé cette partie qui fait d’une relation homosexuelle une situation aggravante de l’atteinte à la pudeur». Reste à voir si la modification sera adoptée par le Conseil de Ministres puis les députés. «Ce n’est pas sûr que ça passe. Mais je pense que vu que nous sommes dans un pays où il n’y a pas de réel débat, pour moi le plus dur c’est que ça passe en Conseil des Ministres», confie M. Yao.
Un premier pas vers la protection légale
Pourtant, une loi votée en 2014 et dont le décret d’application fût adopté le 23 février 2017 pourrait bien mettre un terme au manque total de protection légale. Cette loi «fait de la Côte d’Ivoire le premier pays africain qui a adopté une loi pour protéger les défenseurs des droits de l’Homme» nous explique Madame Marthe Pedan Coulibaly, au cœur du projet.
Appelée loi des «défenseurs des droits de l’Homme», elle a été portée grâce aux efforts de la Coalition des Défenseurs des Droits de l’Homme (CCDH) qui est coordonnée par Mme Coulibaly.
Au sein de la loi, les personnes LGBTQ bénéficient d’une attention particulière. «Quand j’ai été porté à la tête de la Coalition en 2014, on a commencé à faire plus attention aux défenseurs des personnes LGBTI», indique Mme. Coulibaly. À l’issu d’enquêtes et travaux sur le terrain, «on s’est rendu compte que, bien que les défenseurs des droits de l’Homme soient exposés à des risques, pour ces personnes-là les risques sont encore plus énormes, et qu’il fallait avoir un regard sur ces défenseurs, voir comment il faut garder le contact avec eux et mieux les protéger, et voir si il faut une protection spécifique», explique la coordinatrice. Au sein du comité de protection qui s’assure de l’implémentation de la loi, les personnes LGBTQ sont donc traitées comme un groupe vulnérable aux besoins spécifiques.
Cette loi permettrait donc à Alternative Côte d’Ivoire et autres activistes menacés et violentés, de trouver justice et réparation. De manière globale, elle permettrait de créer un environnement propice à une société civile plus forte et indépendante. Une lueur d’espoir donc.
La cause «LGBTQ»: des causes plurielles
Malgré les obstacles qui demeurent, les efforts associatifs se multiplient. «Actuellement il y a une association qui a été créée, QET Inclusion qui a le domaine trans. Et d’autres associations sont en train d’être créées» indique M. Njaboué. Si des associations comme QET inclusion émergent, c’est qu’il est nécessaire de distinguer les expériences multiples des personnes LGBTQ. Le terme «LGBT», bien qu’utile, homogénéise la cause et privilégie les hommes homosexuels dans un système patriarcal.
Toutefois, les priorités diffèrent. La prise médicale pour les gays, par exemple, s’améliore progressivement et est prise en compte par le gouvernement. Il n’en est pas de même pour les femmes lesbiennes.
«Chez les femmes, il y a la question du droit à la santé qui pose problème. Il y a un fort taux de prévalence aux IST chez les lesbiennes qu’il faut prendre en charge. Il faut faire un plaidoyer auprès du Ministère de la Santé pour qu’elles soient acceptées. De plus, ces femmes ne veulent ni être assimilées comme des professionnelles du sexe ou comme hétérosexuelles, mais comme lesbiennes. Mais aucun outil ne permet de prendre en compte les lesbiennes dans le Ministère de la Santé» explique le conseiller psychosocial d’Alternative Côte d’Ivoire.
Un agenda invisibilisé
Autre obstacle : pour être recensées par le gouvernement, les associations doivent avoir un mandat axé sur la santé. Elles ne seront pas reconnues sur la base de revendications des droits LGBT.
«Sur les questions de droit c’est encore le plaidoyer qui est en train d’être fait d’une manière subtile, doucement», commente M. Njaboué sur la relation entre les associations et le gouvernement ivoirien. La seule association lesbienne, la Lesbian Life Association de Côte d’Ivoire n’a, par exemple, «toujours pas reçu d’agrément de l’État ivoirien» indique le rapport de la LIDHO, et ce depuis le début de ses activités en 2012.
Comment expliquer cette situation? En réalité, ce sont les organisations dédiées à la lutte contre le VIH dans les années 80 qui ont permis dans les années 90 l’essor de regroupements identitaires. Les multiples ateliers et causeries ont permis aux gays, lesbiennes et autres personnes LGBTQ de se rencontrer et de parler ouvertement de sexe, libérant ainsi un nouveau discours vis-à-vis de la sexualité, mêlant identité, orientation sexuelle et sexualité. Le médical a donc amené le social, permettant aux gays, lesbiennes, transgenres, etc. de prendre en main les interventions nécessaires à leur situation.
Un quatrième pouvoir encore titubant sur ces questions
Si l’invisibilité est de mise, ce que les médias ne sont pas encore une force acquise pour les associations LGBT. D’après M. Yao, «l’homophobie n’est pas populaire, mais les personnes homophobes font beaucoup de bruit, elles se font entendre dans la presse». Il existe une homophobie latente et une stigmatisation fréquente des minorités sexuelles au sein des médias ivoiriens. De plus, l’utilisation de termes dégradants («pédé»), les propos haineux et jugements moraux n’ont jamais été sanctionnés par le Conseil National de la Presse.
Les journalistes constituent donc une des trois cibles des actions menées par la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme. Cette dernière a créé un réseau de 18 journalistes, «Tous Égaux», qui veille à communiquer les informations justes sur la situation des personnes LGBTQ.
Beaucoup de préjugés sont à déconstruire comme l’indique M. Njaboué: «On a eu des sessions de travail avec des personnes de la presse et puis on leur a dit que contrairement à ce qu’ils croyaient on ne cherche pas la promotion de l’homosexualité, mais à montrer que l’homosexualité est juste une autre manière de vivre sa sexualité». Pour Mme. Coulibaly, il y a une seule stratégie à adopter pour se faire entendre, qui est libérale, basée sur les droits de l’Homme et la tolérance: «On dit aux gens que nous on ne nous demande pas de faire la promotion, on vous demande de protéger les personnes LGBTI. […] En tout cas quand je vois mes frères et sœurs LGBTI, je n’hésite pas à leur dire. Je leur dis que quand ils vont rencontrer les autorités, c’est la stratégie à adopter».
Des fossés à combler
Si sensibiliser les ivoirien·ne·s est une tâche ardue, c’est que la Côte d’Ivoire est loin d’être un territoire homogène. «Il y a des variations géographiques et culturelles. Ce n’est pas la même chose dans le nord du pays qu’ici au sud» indique M. Yao. Depuis la fin du parti unique en 1990, les conflits entre communauté du sud et celles de nord se sont exacerbés et ont abouti à une réelle fracture communautaire et géographique, compliquant le travail des associations sur place.
Autre défi géographique et culturel, le fossé entre urbain et rural. Toutes les associations se situent soit à Abidjan soit dans les autres grandes villes comme Bouaké. Malgré des associations comme Alternative qui mènent des missions et projets à l’intérieur du pays, le décalage se creuse. «On voit que c’est plus à Abidjan que c’est mieux fait. À l’intérieur du pays les gens n’adhèrent pas encore à la question du genre, de l’homosexualité», commente M. Njaboué.
Enfin, la langue, les termes utilisés constituent également un obstacle. Les associations ont emprunté un lexique occidental — «LGBTQ», «genre», etc. — qui ne correspond pas forcément aux réalités locales. «Les gens de l’association utilisent les termes locaux car ils font partis de la communauté. Il y a un lexique homosexuel, le ‘Woubi-Can’, qui est utilisé jusqu’au Mali, Burkina, Guinée. C’est utilisé pour que les gens ne comprennent pas ce qu’ils disent dans la rue» précise M. Njaboué.
Des changements à venir
«Je suis plutôt optimiste et avec la loi [des défenseurs] qu’on a voté, il y a eu des avancées. C’est vrai que la Côte d’Ivoire a adopté des lois. Le problème c’est l’application de ces lois. Il faut une société civile forte en Côte d’Ivoire pour pouvoir booster le gouvernement à appliquer certaines lois» conclue Mme. Coulibaly.
L’optimisme se retrouve également chez M. Njaboué pour qui le système politique permet désormais la participation à la vie sociale, et de conclure: «Quelque que soit la durée de la nuit, le jour finira par apparaitre».
Chloé Mour
Diplômée de l’Université McGill, Chloé est spécialisée dans les études sur le genre et la science politique. Elle a débuté comme journaliste stagiaire au sein du Upstream Journal en janvier 2017. Elle compte entreprendre au cours de son master l’année prochaine une recherche sur les violences sexuelles au sein de l’enseignement supérieur en France.