Le lundi 24 février 2014, le président ougandais Yoweri Museveni promulguait à Kampala l’Anti-Homosexuality Act (AHA), une nouvelle législation visant à empêcher la «promotion» de l’homosexualité en Ouganda. La loi s’ajoutait alors à l’ancienne législation, héritée de la période coloniale, qui criminalisait déjà l’homosexualité. Or, bien que le projet de loi ait été allégé de ses articles les plus radicaux – tels que la peine de mort pour les «récidivistes» -, la législation adoptée a conservé plusieurs articles controversés, dont l’obligation légale de dénoncer tout homosexuel présumé.
La nouvelle avait à l’époque suscité une vague de protestation de la part des organismes de protection des droits humains et nombre de pays occidentaux avaient fermement condamné la mesure. Certains, comme les Pays-Bas, premier pays du monde à légaliser le mariage homosexuel, avaient même immédiatement gelé leurs programmes d’aide à l’Ouganda, chiffrés en millions de dollars. Le président Museveni, pourtant initialement opposé à la loi, avait alors réagi sur le ton de la bravade, déclarant notamment: «je conseille aux amis occidentaux de ne pas faire [du sujet] un problème», car «ils ont beaucoup à perdre».
Une loi invalide
Or, voilà qu’au grand dam des partisans de la loi, celle-ci a été invalidée le 1er août 2015 par la cour constitutionnelle ougandaise. La mesure avait en effet été votée par le parlement ougandais sans réunir le quorum requis légalement. Bonne nouvelle pour les détracteurs de la loi? Oui, mais une inquiétude demeure: ce n’est pas sur le fond que la loi a été invalidée, mais en raison d’un détail technique. Frank Mugisha, un activiste LGBTI ougandais de l’organisme Sexual Minorities Uganda (SMUG) que nous avons contacté, note ainsi que «si l’on propose une nouvelle loi au parlement, elle sera certainement adoptée».
À l’origine de la loi controversée, on trouve un parlementaire ougandais nommé David Bahati, qui a proposé une première version du projet de loi en 2009. L’idée était, selon lui, de protéger les valeurs morales et la famille ougandaises d’une pratique «mauvaise» et contraire tant à la Bible qu’au Coran. M. Bahati ne fait d’ailleurs pas mystère de sa foi évangéliste, qu’il invoque volontiers comme l’une des premières motivations de son projet de loi.
L’homophobie en hausse
La position de M. Bahati n’est d’autre part qu’un reflet des convictions d’une large frange de la population ougandaise. Entre 2009 et 2013, année où le parlement ougandais a ratifié la loi, l’Ouganda a été le théâtre d’une campagne intense de soutien à l’initiative de David Bahati. De nombreuses manifestations «anti-sodomie» et des rallyes ayant pour thème la lutte contre l’homosexualité se sont succédés dans plusieurs villes du pays. En outre, le climat est devenu particulièrement délétère pour les homosexuels ougandais, quotidiennement harcelés, agressés et expulsés de leurs logements. En 2011, David Kato, un activiste homosexuel, a même été poignardé à son domicile, après qu’un tabloïd avait publié son nom et sa photo parmi une liste d’homosexuels présumés, avec pour titre «Pendez-les!».
C’est donc sans surprise qu’en décembre 2013, le parlement adopte l’AHA par une majorité écrasante. Mais il faut encore qu’elle soit approuvée par le président Museveni pour entrer en vigueur. Or, celui-ci semble d’abord se détourner de la loi, estimant que les homosexuels sont des personnes «malades», qu’il ne faut pas emprisonner ou exécuter, mais bien soigner. Cependant, ce dernier rempart contre la loi s’effondre avec un volte-face inattendu du président. M. Museveni est en effet revenu sur sa position initiale, en soutenant que l’homosexualité serait en fait «comportementale» et non innée, d’après une équipe de scientifique qu’il dit avoir consultée. «L’éducation étant la source principale de l’homosexualité, la société peut faire quelque chose pour décourager les tendances. C’est pourquoi j’ai accepté de promulguer la loi», a-t-il alors défendu. L’annonce de l’invalidation de la loi par la cour constitutionnelle cette année est donc arrivée comme une victoire inespérée pour les activistes LGBTI ougandais, malgré le risque qu’une nouvelle loi du même genre soit proposée.
«Une nouvelle tendance»
Néanmoins, d’après Frank Mugisha: «Il n’y avait pas de culture homophobe dans le passé en Ouganda. Ne serait-ce qu’il y a dix ans, on savait que des gens étaient homosexuels, mais ils n’étaient pas dénoncés aux conseils locaux, à la police, ils n’étaient pas arrêtés, ni expulsés de leur domicile. […] Ce n’était pas comme cela avant, c’est une nouvelle tendance.» Et c’est une position à laquelle Kasha Jacqueline Nabagesera, une autre activiste LGBTI ougandaise que nous avons rejointe, fait écho: «L’homophobie a toujours existé, mais pas de manière prédominante. Elle ne recevait pas non plus l’attention des médias comme maintenant.»
Comment expliquer un tel tournant? Les deux activistes sont unanimes sur la question: la faute revient aux évangélistes. De fait, ce sont les pasteurs évangélistes ougandais, très influents dans le pays, qu’on trouve à la tête des campagnes anti-homosexualité. Les homosexuels sont dénoncés dans les sermons comme les envoyés pernicieux d’un Occident décadent, où les valeurs s’érodent et où la famille est menacée. On évoque l’«agenda gay», sorte de complot homosexuel pour recruter les enfants ougandais et les attirer dans la déviance. M. Bahati et les autorités défendent d’ailleurs s’être appuyés sur bon nombre de témoignages de ce «recrutement» pour mettre sur pied la loi, qu’ils jugent primordiale pour la préservation de l’intégrité morale de l’Ouganda.
Un modèle importé
Cependant, le discours homophobe des pasteurs ougandais ne trouve pas directement sa source en Ouganda, mais bien aux États-Unis, au sein des mouvements évangélistes américains. Ce sont ces groupes qui ont, les premiers, implanté cette crainte des homosexuels que connaît aujourd’hui l’Ouganda. Comme le souligne Frank Mugisha, «avant que les évangélistes américains n’arrivent en Ouganda, il n’y avait pas cette rhétorique du “recrutement homosexuel”. C’est quelque chose qui a été apporté, quelque chose qui n’était pas là il y a dix ans.» Et de fait, parmi les politiciens et leaders religieux ougandais qui dénoncent l’«agenda homosexuel», beaucoup sont ou ont été en relation avec des organismes évangélistes américains. Ainsi, le parlementaire David Bahati était pendant un temps le secrétaire de la branche ougandaise de l’organisme évangéliste nébuleux The Fellowship, et il affirme qu’il lui a inspiré son projet de loi en 2008. Il en va de même pour le prêcheur influent Stephen Langa, fondateur du Uganda’s Family Life Network, qui, à plusieurs reprises, a invité des évangélistes américains en Ouganda, dans le cadre de conférences et de prêches anti-homosexualité.
M. Langa a ainsi entre autres invité le pasteur américain Scott Lively, fervent militant anti-gay et auteur de plusieurs ouvrages dénonçant l’«agenda homosexuel». Dans The Pink Swastika, un ouvrage décrié par plusieurs historiens comme un tissu de mensonges, il défend par exemple que le nazisme aurait trouvé sa source dans l’homosexualité. Sur son blog, M. Lively évoque aussi une de ses visites en Ouganda en compagnie de Langa, son hôte. Il est d’ailleurs souvent mis en cause pour son rôle dans l’élaboration de l’AHA, en raison de ses relations avec les législateurs travaillant sur le projet de loi, ainsi que pour ses campagnes anti-homosexualité dans le pays. M. Lively est même sous le coup d’une poursuite aux États-Unis, déposée par le Center for Constitutional Rights (CCR) au nom de Sexual Minorities Uganda. «Nous l’accusons d’avoir conspiré avec nos politiciens et chefs religieux pour s’assurer que notre travail en Ouganda n’aboutisse pas», a déclaré M. Mugisha. M. Lively a refusé de nous accorder une interview.
Et si les idées des pasteurs américains se sont propagées si efficacement en Ouganda, c’est, pour Kasha Nabagesera, «qu’ils ont profité de la pauvreté de l’Ouganda et de sa forte tradition religieuse. Ils sont venus instiller la peur dans la société en parlant du “recrutement” des enfants, quelque chose qui leur a garanti un grand soutien». Pour sa part, M. Mugisha renchérit en notant que les évangélistes américains ont trouvé un terrain fertile en Ouganda, un pays anglophone avec un fort taux de chômage et dont l’économie n’est pas au mieux. Ils ont, selon lui, conquis les cœurs des Ougandais à coups de programmes d’aide, en construisant des hôpitaux, des écoles, en facilitant l’accès à l’eau potable, etc. «Quand je travaille en Ouganda, on me dit: “ceux qui nous ont donné tout ça, nous ont dit que vous êtes mauvais.” Et je passe pour le méchant.»
Mais l’Ouganda ne semble pas être le seul pays touché par une hausse de l’homophobie ces dernières années; le phénomène semble toucher l’Afrique dans un sens plus large. Bien que les évangélistes américains se soient dissociés de l’AHA et de ses adeptes, après l’indignation qu’a suscité son aspect extrême, ils n’en restent pas moins actifs dans plusieurs pays africains, où ils militent contre l’homosexualité ou encore contre l’avortement. Dans un rapport intitulé Colonising African Values: How the US Christian Right is Transforming Sexual Politics in Africa, le prêtre anglican zambien Kapya Kaoma se penche en détail sur la question. Avec ses collaborateurs du think-tank américain Political Research Associates, il a étudié plusieurs pays africains dont l’Ouganda, le Kenya, le Zimbabwe et la Zambie, et y a décelé l’influence de différents groupes chrétiens de droite, basés aux États-Unis. Le Dr. Kaoma accuse ces groupes de présenter leurs programmes comme une défense des valeurs et traditions africaines et d’ainsi faire passer les ONGs de défense des droits humains pour des agents d’une forme de néo-colonialisme.
Futur incertain
Une autre menace se profile aussi à l’horizon pour les ONGs ougandaises. Un projet de loi de régulation des ONGs a été proposé ce printemps et doit être débattu au parlement. Si le projet devient loi, il représentera une grave menace pour les ONGs ougandaises. En effet, il est présenté comme un simple outil de régulation, mais il est en fait bâti sur le même modèle que des législations similaires passées au Kenya et en Éthiopie, qui ont mené à la fermeture de centaines d’ONGs par les autorités de ces pays. «Si le projet de loi passe, il mettra fin à notre travail. La loi compte des articles qui ne permettront pas à une ONG LGBTI d’exister. […] Mais quoiqu’il arrive, nous continuerons, à moins d’être arrêtés et envoyés en prison…», explique Frank Mugisha.
Malgré la récente abolition de l’AHA, ce sont donc des perspectives peu encourageantes auxquelles font face M. Mugisha et ses collaborateurs. Mais, bien qu’il déplore les dommages laissés par l’AHA, qui a fait des homosexuels un groupe sérieusement stigmatisé en Ouganda, M. Mugisha reste tout de même optimiste: «L’Ouganda a une jeune génération très dynamique et leurs soucis sont de moins en moins liés à l’orientation sexuelle des autres. Ils se préoccupent de plus en plus de leurs emplois, leur éducation; leur bien-être. Nous verrons la société s’éloigner d’un conservatisme extrême, vers plus de compréhension. Ce qui mettra plus de temps à venir, c’est l’acceptation de l’homosexualité en Ouganda.»